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LE TRADUCTEUR CLEPTOMANE DE KOSZTOLÀNYI DEZSÕ OU DE l’INCONSCIENT DU TRADUCTEUR... ET DU PUBLIC

Marie Vrinat-Nikolov

web

"La résistance culturelle produit une systématique de la déformation qui opère au niveau linguistique et littéraire, et qui conditionne le traducteur, qu'il le veuille ou non."
(Berman, 1984 : 18)

Le Traducteur cleptomane ou de l’inconscient du traducteur

On trouve, dans la littérature hongroise, une illustration à la fois tragique et comique des dégâts causés par l'inconscient du traducteur: c'est le sujet de la nouvelle "Le traducteur cleptomane", de l'écrivain Kosztolànyi Dezsõ, qui a également écrit de courts essais sur les problèmes de la traduction.

Pour sauver un ami, cleptomane incorrigible, qui sort de prison et doit recommencer sa vie, le narrateur, connaissant sa minutie et ses compétences, le propose à un éditeur pour traduire un roman anglais. Ce dernier, accablé, montre l'original et la traduction au narrateur qui doit se rendre à l'évidence: son ami est également cleptomane lorsqu'il traduit ! Tout simplement, il transforme ou tronque le texte, subtilisant ainsi argent, billets et bijoux: "J'ai pris congé de l'éditeur l'oreille basse. Par curiosité, je lui ai demandé le manuscrit et l'original anglais. Intrigué par la véritable énigme que posait ce roman policier, j'ai poursuivi mon enquête à la maison et dressé un inventaire exact des objets volés. De une heure de l'après-midi jusqu'à six heures et demie du matin, j'ai travaillé sans aucun répit. J'ai fini par établir que dans son égarement notre confrère, au cours de sa traduction, s'était approprié au détriment de l'original anglais, illégalement et sans y être autorisé: 1 579 251 livres sterling, 177 bagues en or, 947 colliers de perles, 181 montres de gousset, 309 paires de boucles d'oreilles, 435 valises, sans parler des propriétés, forêts, et pâturages, châteaux ducaux et baronniaux, et autres menues bricoles, mouchoirs, cure-dents et clochettes, dont l'énumération serait longue et peut-être inutile."

Cette situation, inventée pour les besoins de la fiction et pour créer le comique, illustre mieux que tout commentaire à quel point le traducteur-est-en-traduction ce qu’il est existentiellement.

Tout traducteur littéraire sent bien intuitivement, à un moment ou à un autre, qu'il a ses tics de traduction comme on peut avoir ses tics d'écriture, qu'il a certaines tendances irrépressibles, bref, qu'il est prisonnier de ses propres clichés, représentations (ou de celles de son peuple, de sa catégorie sociale) sur sa langue - le beau , le correct - et sur la manière de traduire ("ne pas sentir la traduction").

Mais il ne subit pas seulement cette violence qui lui est intérieure: il est souvent en butte à une autre forme de violence, extérieure celle-ci, exercée à la fois par les éditeurs-correcteurs et par le public, prisonniers des mêmes idées sur la traduction, de la même doxa.

 

Les "figures de la traduction"ou la nécessité d'accompagner la pratique traduisante d'une réflexion sur la traduction

L'ouvrage de Jean-Claude Delport et Marie-France Chevalier, l'Horlogerie de saint Jérôme, remarquablement documenté et abondamment illustré par des extraits de traductions littéraires en plusieurs langues, montre de manière éloquente que le traducteur n'est pas toujours conscient de la manière dont il traduit ; qu'il est prisonnier de ses représentations sur la langue et de celles de toute une communauté, lecteurs et éditeurs, ce qui revient à concevoir la traduction “comme lieu où s'observent les tendances d'une collectivité en matière linguistique”; qu'il existe en cela des "figures de la traduction", comme on parle des figures de rhétorique. Ces figures, au nombre de trois, si prégnantes dans l'esprit du traducteur, ont été nommées par les auteurs orthonymie, orthologie, orthosyntaxe. Leur définition me semble montrer de manière tout à fait convaincante que ce sont là, en effet, des concepts opérationnels: "des multiples représentations que je peux me construire d'une même réalité il en est une qui l'emporte parce que, à tort ou à droit, réputée plus directement adéquate à ladite "réalité": c'est ce que j'ai proposé d'appeler l'orthologie. Des multiples constructions syntaxiques qui s'offrent pour le renvoi à une représentation conceptuelle de la réalité, il en est une qui s'impose parce qu'on la tient pour plus directement adéquate à ce qu'elle entend prendre pour référence: je lui ai donné le nom d'orthosyntaxe."Quant à l'orthonymie, c'est "l'adéquation immédiate de chaque mot aux êtres qu'ils nomment, à leurs propriétés ou aux procès dans lesquels ils entrent." (Chevalier et Delport, 1995 : 103 ; 92/93)

Ainsi, voulant montrer les affinités existant, dans les langues européennes, entre la fonction syntaxique de sujet, le statut expérienciel d’agent et le genre animé, Jean-Claude Chevalier cite plusieurs traductions en italien, portugais et espagnol du passage suivant de Flaubert: “Enfin, des poires parurent, et le verger avait des prunes”. Il ressort de la confrontation des traductions avec l’original que dans l’inconscient de tous les traducteurs mentionnés, le mot verger est clairement lié avec la fonction de locatif et tous ont eu recours à une périphrase du genre: “dans le verger, ...”.

Autre exemple: le gommage presque systématique des jeux entre passé simple et imparfait, construction passive et construction active au profit de cette dernière

Les exemples cités mettent donc en avant plusieurs procédés non délibérés: ajouts ou au contraire suppressions, déplacements, commentaires et autres. Cette analyse menée avec finesse et souvent beaucoup d'humour, loin de mettre les traducteurs "au banc des accusés"(Schulman, 1996 : 91/92), permet au contraire à tout traducteur qui la lit avec attention de réfléchir sur sa propre pratique et ses propres déformations, de prendre le recul qui s'impose, si l'on veut respecter "l'étrangeté"du texte originel, de disposer d'outils plus précis pour élaborer une critique constructive de la traduction (à commencer par la sienne propre). Elle montre bien à quel point nous sommes “dans les serres de la doxa.” (Chevalier et Delport, 1995 : 108)

Exprimé en d'autres termes, on retrouve le même constat chez Henri Meschonnic qui s'élève contre la conception générale et erronée de la traduction comme devant "couler de soi", "être naturelle": pour lui, c'est une traduction qui s'efface elle-même et qui ne peut s'inscrire dans la mouvance obligée de l'acte d'écrire, car la littérature est toujours innovante, or le traducteur est prisonnier de la traduction et d'évidences qui font loi (Meschonnic, 1999); ou encore chez Antoine Berman qui va même jusqu'à affirmer qu' "une traduction qui "sent la traduction"n'est pas forcément mauvaise (alors qu'inversement on pourrait dire qu'une traduction qui ne sent pas du tout la traduction est forcément mauvaise)"(Berman, 1984 : 247). Dans un autre ouvrage, il définit d’ailleurs la position traductive comme “le compromis entre la manière dont le traducteur perçoit en tant que sujet pris par la pulsion de traduire, la tâche de la traduction, et la manière dont il a “internalisé” le discours ambiant sur le traduire (les “normes”)” (Berman, 1995 : 74). Même mise en garde, plus cinglante, de la part de Jean-Louis Cordonnier qui constate à juste titre que l'on désécrit: "A l'heure où, parmi les principaux critères de traduction, le "ce n'est pas français", ou le "ça ne sonne pas français"sont toujours en vogue comme critères décisifs, tout traducteur devrait méditer ce que nous dit Steiner. Car que ne fait-on pas en traduction pour faire français? On modifie la ponctuation. On bouleverse le rythme. On enlève les répétitions. On coupe ce qui, pour un "esprit français"paraît superflu. A l'inverse, on ajoute, car il faut flatter le "génie"de la langue française (mais de quoi s'agit-il précisément? Personne ne peut le dire). On redistribue les phrases et les paragraphes. On rationalise ce qui heurte trop la raison française. On clarifie. On détruit les réseaux signifiants. On désystématise. On efface les connotations culturelles que le lecteur français ne "comprendrait"pas, ou qui risqueraient de le choquer. Car on a un grand souci du lecteur. Duquel? Du lecteur français. Point. Comme s'il existait un lecteur type. Comme si l'auteur du texte avait écrit pour un lecteur type. En un mot donc: on désécrit" (Cordonnier, 1995 : 162).

On ne saurait donc insister, malgré certaines réserves et résistances encore fortement ancrées chez des praticiens qui se revendiquent comme tels et uniquement tels, sur la nécessité de prendre du recul, de devenir averti, bref d'associer réflexivité et systématicité à la pratique, d'oser braver les idées reçues, de développer une véritable critique de la traduction, critique qui exclut le normatif au profit de l'ouverture et de la mise en regard constante des traductions avec leur original. A propos des traductions de Heidegger, Jean-Louis Cordonnier s'élève contre la critique mal comprise, celle qui est fermée à toute nouveauté et qui se situe dans la polémique: "La critique des traductions est quasiment inexistante. Et quand elle élève la voix, c'est le plus souvent sous la forme de jugements sommaires sans référence au texte original. Et ce qui est plus grave, sans aucune référence éthique clairement énoncée. Car que doit être la traduction aujourd'hui? Quel doit être son rôle dans, et pour, notre culture? Comment doit s'articuler le rapport à l'Autre? Dans quelles traditions historiques s'inscrit-elle? Toutes questions ordinairement passées sous silence." (Cordonnier, 1995 : 134)

Plus attentif et vigilant, on ne traduit peut-être pas mieux mais avec une plus grande conscience des problèmes auxquels on se heurte constamment et auxquels il s'agit de trouver la solution la plus appropriée, en fonction des objectifs que l'on se donne et de l'essence du discours que l'on traduit.

 

"Laissons le traducteur chanter"1 ou de l’inconscient collectif

Le traducteur n’est pas le seul à être enfermé dans les “serres de la doxa”, ce discours ambiant sur la langue, le beau, la traduction, qui varie suivant les époques et les lieux et emprisonne notre inconscient. Editeurs et public en sont également prisonniers.

La lecture de textes contemporains écrits en français par des écrivains francophones, édités par des maisons d’édition prestigieuses en France, mérite réflexion: ces textes nous paraissent le plus souvent beaux, criants, émouvants et vivants parce que leurs images et leur rythme sont abrupts et transgressent la norme ou l’usage linguistiques, faisant en cela littéralement violence au rythme et à la syntaxe réputés "naturels"du français. Cette violence, loin de choquer, est même “goûtée” par le public, de tels textes semblent trouver sans aucune difficulté éditeurs et public ouverts et tolérants qui savent en apprécier l’étrangeté, se laisser emporter par la puissance d’un Verbe bousculant la doxa.

Or on peut constater que tous les traducteurs, sont confrontés, un jour ou l’autre, à une autre forme de violence, celle que peuvent exercer éditeurs, correcteurs et "préparateurs"de textes se targuant de défendre les droits et le goût du public (alors que celui-ci fait souvent preuve de son ouverture !). On crie aux contresens, aux faux-sens, bourdes, maladresses, ordre des mots malmené, inepties et autres jugements implacables et sans appel, on exige du traducteur qu’il lisse le texte, remplace des images étonnantes dans la culture originale par des clichés linguistiques sonnant, paraît-il, bien français mais qui, en réalité, neutralisent un discours et lui enlèvent toute puissance suggestive. En définitive, il ne s’agit plus de traduction mais d’adaptation. A ne pas confondre.

L’examen et l’analyse des corrections demandées (ou suggérées, ou encore exigées, cela dépend...) par certains éditeurs et préparateurs de textes relèvent exactement des phénomènes d’orthonymie, orthologie et orthosyntaxe dont il a été question plus haut. Je m’appuierai sur des exemples concrets... et vécus dans ma pratique traduisante, sur des corrections qui m’ont été demandées, corrections que je n’ai pas acceptées en expliquant pourquoi, et qui, malgré tout, m’ont été imposées pour la plupart.

* Orthologie: dans un passage où le point de vue adopté est celui de l’un des personnages du roman, propriétaire terrien attaché avant tout à sa terre, le texte dit: “des étoiles pendaient au ciel, comme de gros haricots”. J’ai choisi de garder l’image littérale dans la traduction française, dans le mesure où il ne s’agit pas d’un cliché de langue bulgare mais d’une image tout à fait idiolectale, d’une métaphore délibérément créée et qui s’accorde bien avec le monde intérieur de ce personnage. Dans la marge, il m’a été déclaré qu’il s’agissait sans doute d’un slavisme, et qu’en français, on disait que “les “étoiles brillent” [sic]. Autre exemple: les ruines d’une ville sont, dans le texte, “les os rouillés des villes en ruine.” Cette métaphore, qui ne répond, encore une fois, à aucun cliché, a été récusée et qualifiée de contresens...

* Orthonymie: le “brouillard brûlant des bains”, métaphore, a été changé en “vapeur”, mot exact, approprié aux bains, mais qui, gommant toute image, introduit un cliché dans le texte. De même, “les regards non indifférents”, ce qui est une litote, a été refusé au profit de l’expression directe “des regards intéressés”. Enfin, “la jeune accouchée”, expression qui s’accorde bien avec un contexte littéraire, a été remplacé par “parturiente”, terme qui appartient à un registre médical et qui, en outre, ne renvoie pas au même référent: la jeune accouchée est relevée de couches, la parturiente est en train d’accoucher. Pourquoi cette correction? Comment peut-on justifier consciemment et professionnellement de tels changements alors que les expressions originales seraient acceptées tout naturellement dans un texte écrit en français?

* Orthosyntaxe: tout locuteur français a en tête un certain ordre des mots qu’il juge le plus correct, le plus naturel. Certes, mais parfois, le registre d’un texte impose un ordre différent, plus simple et spontané, sans doute jugé plus oral. Ainsi, “les têtes rondes et ébouriffées des salades” est devenu “les rondes têtes ébouriffées des salades”, ce qui donne, à mon sens, à ce passage une tournure trop recherchée ou involontairement ironique du fait de cette recherche qui ne s’accorde pas avec le contexte général. Il en va de même (et l’exemple est encore plus frappant) avec “le silence troublé par les braiments francs et monotones d’un âne”, refusé au profit de l’expression “le silence troublé par les francs et monotones braiments d’un âne”.

Et ainsi de suite..

Comment expliquer, comment tenter de comprendre que le public refuse au texte traduit ce qu’il accepte, dès lors que c’est écrit dans sa langue maternelle, sans ce qui est ressenti comme “l’écran” de la traduction et, plus concrètement, d’un traducteur trouble-fête, menace constante pour la pureté de la langue de réception? Je vois à ce paradoxe une explication toujours dans la réflexion d’Antoine Berman pour qui une traduction fondée sur la captation du sens, la fidélité au sens, est forcément ethnocentrique: “fondée sur la primauté du sens, elle considère implicitement ou non sa langue comme un être intouchable et supérieur, que l’acte de traduire ne saurait troubler.” (Berman, 1999 : 34)

Il est vrai qu’en France, nous avons une longue tradition de "Belles infidèles", de traduction ethnocentrique inéluctablement obsédée par “le linguistiquement correct”, ce qui est étranger à d’autres cultures, à d’autres pratiques traduisantes (en Bulgarie, par exemple, pour citer une tradition de traduction que je connais). Ainsi, déjà en 1813, Friedrich Schleiermacher remarquait, à propos du traducteur soucieux de garder l’étrangeté de la langue étrangère que "les craintes selon lesquelles ce mode de traduire doit nécessairement nuire de l’intérieur à la pureté de la langue et à son tranquille développement, s’entendent assez fréquemment. (…) Cette méthode de traduire ne peut également prospérer dans toutes les langues, mais seulement dans celles qui ne sont pas emprisonnées dans les liens trop étroits d’une expression classique, hors de laquelle tout est répréhensible. (…) Ce mode de traduire, elles doivent le laisser à des langues plus libres, qui tolèrent mieux les déviations et les innovations, de l’accumulation desquelles peut surgir, dans certaines circonstances, un caractère déterminé."C’est pourtant le mode de traduire qui lui semble le plus fructueux, pour peu que soient réunies deux conditions : "que la compréhension des œuvres étrangères soit une situation connue et désirée, et que l’on concède à la langue une certaine flexibilité. Lorsque de telles conditions sont réunies, ce mode de traduire devient un phénomène naturel, intervient dans le processus global de la formation de l’esprit, et, à recevoir une valeur déterminée, donne à son tour une certaine jouissance" (Les Tours de Babel, 1985 : 317/319 ; 323).

Ce constat sur l’existence d’un fossé entre la réception d’une œuvre écrite dans la langue-culture maternelle et celle d’œuvres traduites rejoint également les remarques préliminaires faites par Antoine Berman dans un autre de ses ouvrages, consacré à ce que devrait être, à son sens, la critique de traductions. Alors que la critique littéraire (au sens traditionnel du terme) est ouverte et “ouvrante”, dans le mesure où elle dépasse souvent les œuvres considérées en les éclairant d’une lumière nouvelle, celle des traductions s’arrête souvent au jugement négatif et péremptoire: “Non seulement la critique des traductions s’est peu développée, mais, quand elle l’a fait, ça a été, surtout, dans une direction essentiellement négative: celle du repérage, souvent obsessionnel, des “défauts” des traductions, même réussies. La critique positive est restée, jusqu’à il y a peu, très rare - surtout à l’état pur (sans éléments négatifs). Mais de toute façon, les deux formes de critique se meuvent la plupart du temps (...) dans le même espace, celui du jugement, alors que la critique des œuvres, elle, tout en gardant cette possibilité (par exemple dans la presse), se déploie dans une multiplicité de dimensions et de discours qui fait toute sa force et sa richesse” (Berman, 1995 : 41).

Il propose ensuite une méthodologie et une forme adéquate à la critique des traductions, une critique à la fois tolérante mais non dépourvue d’évaluation, en illustrant ses propos par une critique concrète de différentes traductions de poèmes écrits par John Donne. Pour lui, la science de la traduction doit être critique, non idéologique.

C’est, à mon sens, un ouvrage fondamental: une critique de la traduction est nécessaire, fondée sur une éthique de la traduction, qui implique le respect non seulement du texte original mais aussi de l’autre, de ses choix. Il va de soi que du fait de sa sensibilité, de son degré d’interculturalité, de son bagage culturel et cognitif, de sa perméabilité ou de son opposition à la doxa dominante, aucun traducteur ne fera les mêmes choix qu’un autre. C’est son choix, sa responsabilité et à moins d’erreurs et de fautes patentes, il importe que la critique (notamment entre traducteurs) demeure tolérante et ouverte.

 

Conclusion: Vers quelle traduction?

Accompagner la pratique traduisante d'une réflexion, afin de déjouer les pièges de l’inconscient et de s’affranchir des violences imposées de l’extérieur, c'est avant tout se poser cette question: quelle traduction, pour quelles relations entre les langues-cultures? Dans un monde multinlingue, et surtout dans une Europe qui revendique le plurilinguisme et la diversité des langues-cultures comme source d'ouverture et de richesse, l'orientation de la traduction est un enjeu majeur. Car ce qui se noue dans la traduction (et il est impératif que le traducteur en ait pleinement conscience), c'est le rapport à l'étranger et à sa propre culture, la relation entre l'Autre et Moi, l'ouverture à l'Autre sans qu'il apparaisse comme une menace pour ma propre identité, en l'occurrence culturelle et collective, ou pour la richesse de la langue.

Or, si l’on ne saurait réinventer une conception nouvelle de la traduction (car l’histoire de la traduction nous enseigne que les polarités et problèmes auxquels nous nous heurtons encore aujourd’hui, en tant que traducteurs, sont pratiquement les mêmes depuis l’Antiquité, tout simplement les termes dans lesquels ils se posent diffèrent selon les époques), on doit continuellement se positionner par rapport à celle qui nous a été léguée. D’où l’importance d’acquérir cette culture historique de la pratique traduisante à travers l’espace et le temps.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Berman, Antoine (1984) : L'épreuve de l'étranger, Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard.

Berman, Antoine (1995) : Pour une critique des traductions: John Donne, Paris, Gallimard. Berman, Antoine (1999) : La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil.

Chevalier, Jean-Claude, Delport, Marie-France (1995) : Problèmes linguistiques de la traduction, L'Horlogerie de saint Jérôme, Paris, l'Harmattan.

Cordonnier, Jean-Louis (1995) : Traduction et culture, Paris, Didier/Hatier.

Kosztolànyi, Dezsõ (1994) : Le Traducteur cleptomane, traduit du hongrois par Adàm Péter et Maurice Régnault, Paris, Viviane Hamy

Kosztolànyi, Dezsõ (1996) : L’étranger et la mort, traduit du hongrois par Georges Kassai et Gilles Bellamy, Paris, éd. In fine.

Meschonnic, Henri (1999) : Poétique du traduire, Paris, Verdier.

Schleiermacher, Friedrich (1985) : "Des différents modes du traduire", traduit en français par Antoine Berman, Les tours de Babel, essais sur la traduction, Trans-Europ-repress, Mauvezin, 1985.

Schulman, Aline (1996) : "Un mécanisme d’horlogerie?", TransLITTERATURE, №12, p. 91-92.

 


1. J'ai développé la violence exercée par le public et les éditeurs sur le traducteur, insistant sur le fossé qui se creuse entre une lecture ouverte des œuvres écrites en français et une lecture enfermante de celles qui sont traduites, dans un article portant ce titre, paru dans TransLITTERATURE, TL 21, ATLF-ATLAS, été 2001, p. 34/38. [en arriere]

 

 

© Marie Vrinat-Nikolov
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© E-magazine LiterNet, 05.01.2002, 1 (26)

Other publications:
A paraître dans les actes du colloque franco-hongrois sur la traduction, "Frontières et passages", Paris, INALCO, 25/27 octobre 2001.